Fauve d'or, Prix spécial du jury, Prix Jeunesse... Alors que la ville d'Angoulême vit depuis quelques jours au rythme de la BD et que les festivaliers courent les allées du festival en quête de découvertes ou de dédicaces, le grand jury a révélé ce samedi 26 janvier les noms des BD primées cette année. Près de 70 albums étaient en lice. Sept seulement ont décroché une précieuse récompense.
L'équipe de «L'Obs» a lu tous les albums primés et vous livre ses impressions.
L'équipe de «L'Obs» a lu tous les albums primés et vous livre ses impressions.
Fauve d'or : "Moi, ce que j'aime, c'est les monstres"
Par Emil Ferris, Monsieur Toussaint Louverture, 416p., 34,90 euros
Emil Ferris a été sacrée Fauve d'Or 2019 ce samedi au Festival international de la BD d'Angoulême pour «Moi, ce que j'aime, c'est les monstres» (M. Toussaint Louverture), son sublime premier album sur les tourments de Karen, une petite fille loup-garou.
On avait beau chercher dans la sélection - d'extrême qualité - du festival, on ne voyait personne qui avait livré une oeuvre aussi marquante. A notre connaissance, aucun album ne lui a été supérieur cette année, et aucun album ne fera date comme celui-ci dans l'histoire de la bande dessinée. Pas plus que les jurés des Eisner Awards (elle en a reçu trois en 2018), les auteurs de «La Bédéthèque idéale» (Revival) ne s'y sont trompés et l'ont classé comme un indispensable quelques mois seulement après sa publication.«L'Obs» l'avait qualifié de «meilleure BD de l'année» dès sa sortie et lui avait même commandé un dessin pour son numéro de fin d'année.
Amandine Schmitt
Fauve Prix spécial du jury: "Les Rigoles"
Par Brecht Evens, Actes Sud, 336 p., 29 euros.
Paris est une fête. Hemingway? Brecht Evens, aussi. Dans cette BD fauve, l'auteur flamand suit trois écorchés qui passent une nuit dans la capitale. On sent qu'il a beaucoup pratiqué. Une soirée parisienne, c'est des conversations dont on ne sait si elles sont superficielles ou profondes, de l'alcool et/ou de la drogue, du flirt, et surtout, un temps élastique. Alors, tout est possible - danser, rencontrer, embrasser, peut-être même se faire dispenser une leçon de vie par un chauffeur de taxi. Mais c'est avant tout l'inventivité visuelle d'Evens qui l'emporte. Avec ses aquarelles, il donne une texture étincelante, kaléiodoscopique, à chaque boîte de nuit, chaque bar et même, aux trottoirs de Belleville. Une splendeur.
A.S.
Fauve Révélation :"Ted, drôle de coco"
Par Emilie Gleason, Atrabile, 128 p., 17 euros.
Mais qu'est-ce qu'il est pressé ce Ted! Il doit souffler sur la cuvette des toilettes pour enlever les bulles de savon, s'asseoir toujours à la même place dans le métro, renseigner les visiteurs de la bibliothèque avec une précision robotique, déjeuner d'un «tripol tcheeze bécon sauce mayo extra fritos et un coca». Cette routine si huilée, Ted la doit à son syndrome d'Asperger. Et le jour où la ligne 4 est en travaux, son horloge interne se grippe. Inspirée de l'expérience de son propre frère, Emilie Gleason approche avec humour et compassion le quotidien de cet attachant grand dadais pour qui rien n'est évident, ni émotions, ni relations sociales, et surtout pas l'imprévu. Un bijou.
A.S.
Fauve de la série : "Dansker"
Par Haldan Pisket, Presque Lune Editions, 160 p., 23 euros
Des études statistiques démontrent que les Danois sont le peuple le plus heureux du monde. Mais le héros de notre BD n'est vraiment pas certain d'avoir été compté dans ce statistiques. Dans «Dansker», le troisième tome de la série, il est devenu dealer à Copenhague et élève son fils dans la grande communauté libertaire autogérée de Christiania. Ce fils, c'est Halfdan Pisket, l'auteur de l'album primé ce soir à Angoulême et déjà best-seller au Danemark.
Comme le Maus d'Art Spiegelman, Pisket a interrogé son père pour bâtir cette trilogie magistrale. Album après album, il lui rend sa voix si longtemps brimée par le génocide arménien. Il ressuscite aussi les proches décimés sur la frontière turque. D'un trait sombre, l'auteur reconstruit le corps de ce père que la torture endurée dans les geôles turques a rendu épileptique. Il raconte l'après, la violence de l'errance, les traumas de l'intégration. Dure et acérée la majeure partie des pages, la plume de Pisket s'adoucit par moment... Comme pour dire à ce père rongé par les remords d'avoir dû l'élever dans les névroses de la clandestinité, qu'il lui a pardonné.
Charlotte Cieslinski
Fauve Patrimoine :
"Les Travaux d'Hercule"
Par Gustave Doré, 2014, 60 p., 26 euros
C'est comme ça, certains sont des génies précoces. C'est le cas de Gustave Doré, le célèbre graveur et illustrateur, qui livrait, dès l'âge de 15 ans, une variation burlesque sur les travaux d'Hercule. «Les Travaux d'Hercule ont été composés, dessinés et lithographiés par un artiste de quinze ans qui s'est appris le dessin sans maître et sans étude classiques. […] Nous avons voulu l'inscrire ici pour bien établir le point de départ de M. Doré, que nous croyons appelé à un rang distingué dans les Arts», le présentait son éditeur Aubert, en 1847.
Sur des planches allongées d'une folle modernité, agrémentées de brèves légendes, Hercule apparaît comme un anti héros grotesque.. Doré maîtrise les références à la culture classique qu'il tord en effets parodiques. On félicite en outre l'excellent travail de l'éditeur strasbourgeois 2024, qui en plus de publier des auteurs prometteurs de la BD française (Simon Roussin, Jérémy Perrodeau), rend avec cet album un bel hommage à une icône locale.
A.S.
Fauve Polar SNCF : "Villevermine"
Par Julien Lambert, Sarbacane, 80 p., 18 euros
Villervermine est une cité immonde où le vol et le crime prospèrent. Détective privé qui joue volontiers des poings, Jacques Peuplier s'est lui spécialisé dans les objets perdus, oubliés ou dérobés. Facile quand on possède le don de pouvoir justement communiquer avec les objets et le mobilier urbain ! Des indics du tonnerre !
Mais tout se complique lorsqu'il s'agit d'enquêter sur la disparition de la fille de la reine des bas-fonds... Un polar sombre, crasseux et violent, dont on ne sort pas tout à fait indemne.
Renaud Février
Prix jeunesse :
"Le Prince et la Couturière"
Par Jen Weng, Akileos, 60 pages, 22 euros
Chaque nuit, le prince devient Lady Crystallia. Une créature aux tenues extravagantes et aériennes qui affolent et font jaser le tout Paris. Confectionnées dans le plus grand secret par sa couturière Francès, ces robes osées et déstructurées font le bonheur (et le malheur) du prince Sebastien.
« Si quelqu'un découvrait que le prince porte des robes, cela détruirait toute la famille», se lamente-t-il quelquefois. Car il est le fils unique du Roi, et craint qu'il n'ait vent de ses escapades nocturnes. Malgré des premières pages qui nous faisaient redouter un album empli de bons sentiments, «Le prince et la couturière» se lit comme une quête d'identité très délicate, aux antipodes des contes de fée genrés. Dans ce récit qui évite toutes les mièvreries ordinaires, l'Américaine Jen Wang interroge les conflits intérieurs de ce prince transformiste avec beaucoup de poésie et de justesse. A offrir.
C.C.
Prix des lycéens : "Il faut flinguer Ramirez"
De Nicolas Petrimeaux, Glénat, 144 p., 19,95 euros
Un ovni a débarqué en 2018 dans les librairies, faisant le même effet que Tarantino avec son «Reservoir Dogs». Le parallèle n'est pas innocent. Nicolas Petrimeaux a été biberonné aux séries des années 1980 et 1990 à la «Magnum», «Miami Vice» etc. Il a digéré tout ça, y a ajouté sa science de l'animation, du découpage, du cadrage, l'a remis au goût du jour avec ses influences franco-belges, comics et mangas et a recraché dans une BD explosive, jouissive, drôle et haletante intitulée «Il faut flinguer Ramirez».
L'histoire est simple: Jacques Ramirez, muet, est l'expert toutes catégories d'une entreprise d'électroménager en Arizona. Aucun aspirateur ne lui résiste, il sait les réparer les yeux fermés. Jusqu'au jour où entrent dans le magasin des mafieux qui reconnaissent en lui le pire des assassins mexicains. Difficile de voir dans cet employé modèle à la moustache de belle facture un tueur de légende.
La force de Nicolas Petrimeaux est de nous replonger dans ces années 1980 avec un design qui rend hommage à l'époque tout en étant résolument moderne. Ce qui impressionne également, c'est la capacité de l'auteur à imposer son rythme au lecteur: cases éclatées et multipliées pour les scènes d'action, grandes poses et pages d'exposition, le tout entrecoupé de fausses publicités très eighties. Un régal qui a rencontré un succès à la fois critique et public. A croire que tout le monde s'est découvert une passion pour les aspirateurs…
Alexandre Phalippou